« Venez tout entier ! » nous dit-on.
Comme un conseil bienveillant ? Ou comme une incitation intéressée ?
Nos « personnalités entières », nos « natures globales », seraient-elles contraintes de se limiter, de se cacher, de se taire, de se morceler ou de se refouler ? Et par conséquent, aurions-nous besoin de les inciter à se révéler plus largement, à s’affirmer ?
En d’autres termes, notre corps est-il toujours là intégralement ? Et posons-nous la question : est-ce souhaitable qu’il le soit toujours ?
Le dialogue sans corps.
Oui le curriculum-vitae est souvent le premier élément de présentation. La fonction sociale, le métier, l’activité suffisent dans bien des situations à catégoriser une personne. Le corps visible n’agit pas, il n’est d’ailleurs pas forcement présent dans bien des circonstances où les échanges virtuels dominent. Et même s’il est présent ce corps, il n’agit pas. « Et vous, qu’est que vous faites dans la vie ? » La réponse à cette question hâtive et lancinante suffira à graver dans le marbre un mode de communication. L’activité sociale classe et préfigure l’échange humain. Gare à celui dont l’activité n’est pas recensée, floue ou pire inexistante. Celui-ci n’existera pas… ou du moins n’échangera pas. C’est la fonction, le rôle, le statut qui interviennent. Nul besoin de tout le reste ! L’échange humain va se réduire à un réseau cloisonné de sensations institutionnalisées.
Le dialogue et la pensée s’élaborent sans tenir compte de l’entièreté de l’individu, de sa consistance au sens global et donc de son corps, ici abstrait, absent.
Le corps sans dialogue.
A contrario, ce que l’on appelle le culte du corps fait rage. La chanteuse doit être nue pour bien chanter, la ménagère doit être nue pour bien faire la lessive, le conducteur doit être nu pour bien mettre de l’essence dans son véhicule… Ce corps devenu absurde, n’a plus pour fonction que la simple désignation de la sexualité. Et paradoxalement,non la sexualité elle-même ! La fonction humaine est arrêtée à une seule chose, bien souvent sexiste, l’évocation du désir physique par lequel passerait toute pensée et acte d’achat. Dit beau, le corps au service de la bêtise n’a plus d’action à réaliser, il ne fait rien si ce n’est office d’étagère de supermarché. Et ce corps publicitaire est descendu dans la rue. La superficialité charnelle est au service de la superficialité intellectuelle. Gare à celui qui ne répond pas aux critères ou qui croit ne pas répondre aux critères. Par symétrie, le corps caché et spirituel, celui des femmes en l’occurrence, à l’abri du désir masculin, poursuit cette logique d’un corps arrêté à sa seule fonction de désignation sexuelle.
Le corps, trop dévolu à l’échange marchand et à la séduction fast-food, devient sur-présent et donc se retrouve dépourvu d’échange de pensée et de sentiment. Il n’est donc pas utilisé dans son entièreté. N’est-ce pas là la contrepartie du corps absent ?si si c’est pourquoi je rajoute le terme « sur-présent »
Heureusement, ces deux tendances dominantes, absence et sur-présence ne sont que des tendances statistiques et non des règles générales. Elles laissent donc la place aux vents contraires. La question de l’entièreté de l’être possède encore sa légitimité et son espace de défense. La jonction ou même l’indifférenciation entre l’esprit et son enveloppe charnelle restent encore de mise. En effet, le corps est une mécanique biologique raisonnant et agissant en fonction des sensations et des émotions qu’elle reçoit. Cette mécanique a toute vocation à entrer globalement dans le champ du dialogue avec son environnement.
Le dialogue avec corps.
Le corps tout entier est source de langage. Les mots qu’il émet présentent une forme d’efficacité mais sont loin d’être suffisants pour dialoguer. Quand ils ne sont pas trompeurs... Les mimiques du visage, les postures, les formes et reliefs variées des corps, les marques du temps ou les marques accidentelles, le rapport à l’habillement, l’allure sont autant de langages. Évidemment les gestes de la tête, des mains et des bras, l’intensité du mouvement, la démarche et la gestuelle générale jouent une fonction primordiale dans le rapport et l’échange avec le contexte. Dans la continuité de cette variété infinie, l’humain a cultivé une expertise corporelle de l’échange et de l’action. Hier l’artisan façonnait des objets grâce à une sophistication extrême d’un mouvement engagé par un savoir-faire du corps mobile. Et aujourd’hui que le travail de l’expertise manuelle disparaît peu à peu dans nos sociétés de service, d’électronique et d’inactivité économique, l’humain s’invente une autre manière, plus futile ou moins utilitariste, de maintenir cette expertise corporelle. Les inventeurs de sport en tout genre, les inventeurs de danse à la minute, confient aux pratiquants de plus en plus nombreux le moyen d’entretenir cette virtuosité de la gestuelle humaine. L’acrobatie, le hip-hop, les sports de glisse, les sports de combat, les arts martiaux, le football, le tennis… sont les outils modernes de notre quête darwinienne de sophistication corporelle. Si le nombre d’épreuves sportives ne cesse d’augmenter d’olympiade en olympiade c’est peut-être bien que l’humain cherche derrière cette apparente futilité à assouvir un besoin de survie auquel il a été programmé : accroître son acuité corporelle pour maintenir un niveau de dialogue avec son environnement. Aujourd’hui futile et stérile, demain peut-être utile, spirituel ou épanouissant ? A nous de transformer l’essai dans une méditation mobile...
Le corps avec dialogue.
Mais puisque l’on parle d’entièreté, il ne faut pas se contenter des simples apparences ou fonctionnalités extérieures. L’intérieur du corps est lui même susceptible de dialoguer avec son contexte. La sensation se traduit en émotions qui directement ou indirectement interagissent avec les extérieurs. L’évolution, la santé et la nature de ses sensations internes devront faire l’objet d’une étude toute particulière, bien plus approfondie qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il faudra mener une sorte de super-ostéopathie de la sensation corporelle. Là où l’approche clinique du corps se réduit de plus en plus dans la médecine technologique, cette écoute de la sensation sera au cœur de notre futur système de vie. C’est elle qui déterminera comme une série de conséquence en cascade le contenu de notre respiration, de notre alimentation et notre cuisine, notre agriculture, notre rapport à la nature et à la ville, notre approche de la santé et de la sexualité, notre rapport au mouvement et aux transports, au patrimoine, à la culture, à l’économie à l’information, à la musique, à la vitesse… Si le chemin vers la connaissance du fonctionnement du cerveau humain n’en est qu’à sa préhistoire, que doit-on dire de celui qui mène à la compréhension de la sensation ? Nous venons tout juste de découvrir le Big-Bang sensoriel, à une époque où la matière commence à peine à prendre une forme ! Ou peut-être même, pouvons-nous craindre qu’elle n’ait régressé, cette connaissance si l’on en croit les études ethnographiques des civilisations disparues… ou en train de disparaitre… Psychanalyse, yoga, zen, tantrisme, méditation… deviendront notre nouvelle religion ouverte de la sensation.
C’est dans la révolution sensorielle, qui passe par l’entièreté inconnue de notre corps que s’inventera le nouveau dialogue avec le contexte, l’environnement et l’autre. De grandes surprises peuvent nous attendre.
Alors voilà pourquoi j’aime finalement travailler et réfléchir dans le domaine contemporain de la danse et du théâtre physique. Car c’est un domaine de l’engagement du corps. Le corps comme outil mécanique et sensoriel devient un véritable objet de dialogue, un enjeu politique modeste mais efficace au cœur d’une réflexion philosophe en réseau. Un outil qui permet à chaque individu, danseur, acteur, chorégraphe, metteur en scène, technicien, spectateur, sans conscience globale assumée, de participer à la réflexion générale. Et cette participation provient de la mise en marche et en avant de sa consistance générale, de son entièreté.[3] La danse est un instant durant lequel l’intelligence se joue avec l’intuition du corps. Un instant durant lequel le relâchement intellectuel permet de donner place à une autre manière de raisonner et d’appréhender le monde. Le cerveau s’agrandit à l’espace intégral du corps en faisant appel à toute l’histoire personnelle des mouvements. Nos mouvements du corps sont une culture de vie d’une diversité infinie de laquelle nous pouvons, si nous cherchons bien, puiser des événements sensoriels enfouis dans notre mémoire. L’embryon, le bébé, l’enfant, l’adolescent que nous étions reviennent nous parler et nous fournir toute la pertinence de leur naïveté et de leur découverte. Nous pouvons redonner une nouvelle expérience, une nouvelle signification aux instants passés. Puis le corps qui semble devenir de plus en plus intelligent avec l’âge, apprend à jouer d’une double intention paradoxale : le relâchement et la force. C’est dans ce flirt subtil, quasi-utopique, entre l’énergie musculaire et la décontraction du mouvement que se joue toute la pertinence du corps entier. La danse comme d’autre pratique du corps, conjugue son discours avec l’extérieur au gré des argumentations sensorielles qui s’ajoutent ou complètent notre réflexion cérébrale. Je crois qu’elle peut devenir un des outils de notre prochaine révolution sensorielle. Et ce en tant que pratique physique mais aussi en tant que forme spectaculaire et narrative.
La période actuelle nous invite à un don de sa transparence. Nos mouvements géographiques sont publics, nos comportements sont publics, nos sentiments sont publics. Il fut un temps où l’on imaginait un futur où un pouvoir central super puissant et autoritaire obligerait la population à fournir sa transparence. Aujourd’hui dans ce futur, il n’en est rien, c’est la population qui offre d’elle-même sa transparence à un pouvoir diffus, sympathique, électronique et quasi-ludique. Mais cette liberté superficielle est évidemment un piège potentiel intelligent qui a tout le loisir de contrôler et de forcer.
Alors « Venez tout entier ! » ?
Comme un conseil bienveillant ou comme une incitation intéressée ?
S’il s’agit d’un appel au consentement du spectacle de la transparence, un appel à la participation volontaire à un système de consommation contrôlé et de la fausse convivialité, alors non.
En revanche, s’il s’agit de placer le corps dans son intégralité dans le champ de la construction d’un monde de relations humaines harmonieuses, alors oui. Révolution sensorielle : ayons confiance en nos corps entiers.